Que vous utilisiez les outils d’intelligence artificielle ou que vous travailliez dans la traduction, cela ne vous aura pas échappé : la vague de l’IA a submergé ce secteur, comme tant d’autres.
Quelles sont les conséquences de l’intelligence artificielle en traduction ? L’IA fait-elle gagner du temps ? Quel avenir pour le métier de traductaire ? Voilà les questions auxquelles nous vous proposons de répondre dans cet article.
Au sommaire
- L’intelligence artificielle peut-elle traduire ?
- L’intelligence artificielle : un gain de temps et de qualité en traduction ?
- Quel avenir pour le secteur de la traduction au vu de l’essor de l’intelligence artificielle ?
Temps de lecture : 5 minutes
Le point vocabulaire
- Biais cognitif : pensée automatique formée par un raccourci (inconscient) de notre cerveau, qui influe sur notre jugement d’une situation.
- Langue source : langue dans laquelle est rédigé le texte à traduire.
- Langue cible : langue vers laquelle le texte est traduit.
- Traduction automatique neuronale (TAN) : modèle de traduction automatique enrichi par l’intelligence artificielle, qui vise à traduire automatiquement des phrases en tenant compte de leur contexte et des traductions précédemment réalisées.
L’intelligence artificielle peut-elle traduire ?
Pour traduire, il faut comprendre.
Ça vous viendrait à l’idée de traduire le manuel d’utilisation d’une machine de soudage industriel sans y connaître quoi que ce soit en soudure ?
C’est pourtant ce que fait la traduction automatique. Un logiciel de traduction basé sur l’IA ne comprend pas. Il remplace un mot par un autre, en s’appuyant sur des méthodes statistiques pour évaluer quel mot est le plus susceptible d’être adapté. Ce n’est plus de la traduction, mais des mathématiques.
Or, si vous avez déjà traduit un texte, vous le savez : la traduction ne consiste pas à traduire indépendamment tous les mots d’une même phrase. Traduire nécessite de comprendre le sous-texte et le contexte et d’effectuer la transposition nécessaire dans la langue et la culture cibles. L’exercice va bien au-delà d’une simple ouverture de dictionnaire.
La traduction automatique neuronale repose sur des corpus biaisés
Les méga corpus utilisés pour alimenter la traduction automatique neuronale (TAN), comme tout outil d’intelligence artificielle générative (IAG), sont farcis de biais. Personne ne procède à un nettoyage des données.
L’intelligence artificielle reproduit donc des erreurs, des plagiats, des propos sexistes, racistes, validistes, etc. Avec l’accélération de l’IA, ces corpus intègrent de plus en plus de contenus produits par l’IAG elle-même.
Résultat : les biais occupent une part croissante des résultats produits par l’intelligence artificielle, y compris en traduction. L’IA finit par phagocyter son propre corpus et par ronronner en autarcie au détriment de la qualité.
Les conséquences de l’intelligence artificielle en traduction
La présence et la consolidation des biais de l’IA ont trois conséquences majeures :
- la dégradation de la qualité,
- la perte de la diversité,
- un appauvrissement de la langue par sa standardisation statistique.
Concernant ce dernier point, l’IA générative repose souvent sur des anglicismes terminologiques et phraséologiques, car la langue anglaise est la langue pivot. Autrement dit, lorsque vous demandez à ChatGPT de traduire une phrase du chinois au portugais, l’IA passe par une traduction chinois > anglais, puis anglais > portugais. Or, ce procédé peut donner lieu à des erreurs, des contresens, ou des quiproquos.
L’anglais est particulièrement utilisé comme langue pivot dans le cas de langues plus rares. Ne présentant que peu d’intérêt commercial, elles sont moins intéressantes pour l’intelligence artificielle. Leurs locutaires devront donc passer par l’anglais.
Quand appauvrissement pour les unes, rime avec disparition pour les autres…
L’intelligence artificielle : un gain de temps et de qualité en traduction ?
Lorsqu’un texte est traduit par l’IA, il y a généralement une étape de relecture. C’est ce que l’on appelle de la post-édition, qui se distingue de la relecture de traductions humaines.
Cet exercice consiste donc à effectuer le contrôle qualité de la production de l’IA. Et dans ce processus, on se heurte à un autre biais : le biais d’ancrage.
Traduction et biais d’ancrage
Le biais d’ancrage désigne notre tendance (inconsciente) à base notre jugement sur notre première impression.
En traduction, cela signifie que face à une proposition de traduction par l’IA, il est très difficile de s’en détacher. Notre cerveau a tendance à considérer comme juste ce qui lui est présenté (la traduction de l’IA) et ne fournit pas l’effort cognitif qu’il fournirait dans une traduction sans proposition de l’IA.
Notre cerveau réclamera davantage de preuves contredisant la première impression avant d’accepter de réviser son premier jugement. Or à ce stade, nous avons déjà accepté plus ou moins consciemment que l’IAG produit la vérité.
L’IA permet-elle de gagner du temps ?
Contrairement aux promesses, la présence d’un texte prérédigé n’accélère pas le travail. Déplacer des mots dans une phrase n’est pas plus rapide que taper ou dicter sa propre traduction.
Réviser la traduction de l’IA nécessite les mêmes étapes qu’une traduction à partir de rien : lecture et compréhension de la langue et culture source, puis transposition en langue et culture cible. Non seulement, l’effort cognitif pour réellement réviser la production de l’IA n’est pas allégé, mais il est alourdi par la présentation d’une proposition de traduction dont on doit se défaire.
L’effort constant de prise de distance et d’esprit critique par rapport à la proposition de l’IA empêche tout état de concentration profonde. Notre cerveau ne cesse d’entrer et de sortir sans pouvoir demeurer dans le flow. Or nos capacités d’effort cognitif par journée de travail sont limitées. Post-éditer huit heures par jour, 5 jours par semaine, est littéralement impossible sans dégradation nette de la qualité finale !
Effet d’ancrage et perte de compétences
Aujourd’hui, plus de 90 % du temps des traductaires est consacré à la post-édition. C’est la réalité quotidienne de nombre d’entre nous.
L’effet du biais d’ancrage mène très vite à une perte de compétences, notamment de créativité linguistique, y compris en traduction non littéraire. Non sollicité, le cerveau désapprend, comme un corps de sportif qui sècherait l’entraînement. Les traductaires qui ne feraient que de la post-édition perdent assez rapidement leur esprit critique et leurs capacités analytiques (étude de l’université Carnegie Mellon conjointe avec Microsoft).
Quel avenir pour le secteur de la traduction au vu de l'essor de l'intelligence artificielle ?
La fin du métier de traductaire ?
En août 2025, Microsoft a publié les résultats d’une étude menée avec la Cornell University qui, notamment, liste les métiers les plus impactés par l’IA. Au premier rang ? L’interprétariat et la traduction.
👀 Fun fact : pour définir cette liste, Microsoft a analysé 200 000 conversations d’utilisateurs de Copilot, son assistant IA. 3 critères ont été utilisés : la fréquence d’utilisation et le taux de réussite de l’IA par rapport aux actions demandées, et l’impact des réponses apportées aux utilisataires.
Certes, ici et là, des organisations ont testé la traduction automatique neuronale, et en sont revenues, réattribuant ces missions à des traductaires en chair et en os. Mais ces quelques structures suffiront-elles à maintenir les traductaires en emploi ? Et combien de temps ?
Chez les traductaires en tout cas, le constat est sans appel : le recours massif à l’IA coïncide avec un recul tout aussi massif des missions de traduction.
Qui aura droit à une traduction de qualité ?
Se dirige-t-on vers un secteur à deux vitesses ?
Pour les riches (et les organisations qui comprennent la nécessité d’une traduction professionnelle), une traduction de qualité humaine – selon les qualificatifs du collectif en Chair et en os : « sémantiquement justes, culturellement subtils, stylistiquement pertinents ». Et pour les autres, un gloubiboulga statistique.
Biais de conception : le piège invisible
En criant au génie, à l’effet Waouh de l’intelligence artificielle, nous anthropomorphisons un logiciel. Cela constitue et entraîne des biais et referme sur nous le piège conceptuel.
Les attentes des personnes qui conçoivent le programme, définissent les catégories et nomment les étiquettes pour catégoriser les contenus des corpus envoient des signaux involontaires et s’immiscent dans la structure même de l’IA. Tout comme la formulation d’une question peut influencer la réponse, les classifications utilisées dans les corpus peuvent influencer la traduction.
Nommer est un acte de pouvoir et de contrôle. Les classifications restreignent les modes de savoir. Cette taxonomie est aussi instable que politique. En outre, on ne peut pas toujours avoir la certitude de ce qu’un modèle apprend des données qui lui sont fournies.
Conclusion
Prudence avant fascination
Outre les aspects écocidaires, colonialistes et destructeurs d’emplois qui sont pourtant des sujets de préoccupation majeure, les biais évoqués ci-dessus incitent a minima à la prudence dans l’utilisation de l’intelligence artificielle en traduction (comme ailleurs).
Les centaines de millions de dollars consacrés à nous la rendre désirable seraient-ils nécessaires si le service rendu était manifeste et les dégâts causés minimes ? La question se pose.