• Le langage inclusif est-il une mode du XXIe siècle ?
  • Écrire en inclusif, est-ce que ça change vraiment quelque chose pour mon entreprise ?
  • IA et écriture inclusive font-elles bon ménage ?
  • Le langage inclusif a-t-il sa place en traduction ?
  • L’inclusivité du langage, n’est-ce pas aussi une question d’accessibilité ?

Toutes ces questions que vous vous êtes peut-être déjà posées, que vous soyez linguiste, traductrice, traducteur ou simple profane que l’étude de la langue intéresse, préoccupent aussi les chercheuses et les chercheurs. Car l’écriture inclusive n’est pas seulement un phénomène du quotidien : elle constitue à elle seule un véritable objet de recherche dans de nombreuses disciplines.

Et cet intérêt académique ne date pas d’hier ! En réalité, voilà au moins une quarantaine d’années que les scientifiques étudient la question sous toutes les coutures. Mais comment les questions que se posent les scientifiques ont-elles évolué ? Quels sont les enjeux liés à l’écriture inclusive aujourd’hui et demain ?

Dans cet article, nous vous proposons un tour d’horizon de l’état de la recherche consacrée à l’écriture inclusive et au langage clair.

Temps de lecture : environ 8 minutes

La recherche en écriture inclusive

Aujourd’hui…

Dans l’espace anglophone, les études portant sur l’inclusivité de la langue remontent aux années 1970 (Moulton  et al., 1978)1. Pour l’aire linguistique qui nous intéresse, celle de la francophonie, la recherche a commencé à se pencher sur la question un peu plus récemment, il y a une vingtaine d’années.

Alors, l’écriture inclusive est-elle une nouveauté à la mode ? Si l’on examine pour commencer ce qu’en dit l’histoire, la chercheuse Eliane Viennot (2018)2 met en évidence le fait que la langue française pratiquait déjà la féminisation au Moyen Âge. Cet usage a ensuite été en net recul à partir du XVIIe siècle, en raison d’un « véritable processus idéologique de masculinisation du français » (Candea & Véron, 2019)3. Nommer les femmes au féminin est l’un des principes essentiels de l’écriture inclusive et le plus ancien ! Plus récemment, les premières manifestations d’une approche inclusive « moderne », similaire à celle que nous connaissons aujourd’hui avec ses formes plus libres inventives et épicènes, apparaissent dans différents contextes féministes dès les années 1970-80 (Abbou, 2022)4.

La psychologie et la psycholinguistique se sont aussi penchées sur la question, notamment pour étudier l’incidence des formes inclusives sur nos représentations mentales : de nombreux travaux ont montré que nommer le féminin active les représentations féminines, et inversement, l’emploi du masculin dit « générique » ou « neutre » pour désigner toute personne indépendamment de son sexe ou de son genre, favorise les représentations masculines. Nous devons les premiers travaux en ce sens à Markus Brauer et Michaël Landry (2008)5 ou encore Pascal Gygax et ses collègues (2008)6, et nombre d’études ont confirmé leurs résultats au fil des années. Un constat précieux pour les entreprises qui peinent à recruter dans des secteurs majoritairement masculins, ne trouvez-vous pas ?

Évidemment, la linguistique et la sociolinguistique ne sont pas en reste pour tenter de mieux comprendre le phénomène qui nous occupe ! Dans leurs travaux, Laélia Véron et Maria Candea (2019), Alice Coutant (2015)7, Daniel Elmiger (2017)8, Alpheratz (2018)9 pour ne citer qu’elleux, prennent le pouls d’une langue évoluant au contact de la société qu’elle épouse, s’attachant à définir, décrire, décortiquer, analyser l’écriture inclusive, tant comme outil de revendication féministe que comme moyen d’expérimentation queer. L’enjeu commun des usages, aussi variés soient-ils ? Visibiliser pour lutter contre les discriminations. Mais alors, se pourrait-il que la langue inclusive soit un outil à même de participer à la réalisation des objectifs de DEI des entreprises ? Sans aucun doute !

Pour résumer : n’en déplaise aux polémistes alarmistes du XXIe siècle, la recherche a déjà jeté de solides bases au sujet de l’écriture inclusive dans plusieurs disciplines depuis quelques décennies et la question n’est plus de s’interroger sur la pertinence de son existence (l’a-t-elle d’ailleurs jamais été ?).

Et demain ?

Aujourd’hui, les questions qui préoccupent les chercheuses et les chercheurs qui examinent l’écriture inclusive tournent autour de l’accessibilité, de la transposition interlinguistique (en d’autres termes, la traduction et l’interprétation) et, bien évidemment, de l’intelligence artificielle (vous espériez y échapper ?).

Avec l’avènement du traitement automatique des langues et de l’intelligence artificielle, de nouvelles disciplines ont commencé à s’intéresser à l’écriture inclusive : ainsi, dans le domaine informatique, Sunipa Dev et son équipe mettent en lumière les écueils que rencontre l’IA lorsqu’il s’agit de nommer les personnes non binaires par des procédés linguistiques inclusifs. À la croisée avec la traduction, d’autres comme Fleur Goldschmidt (2024)10 ou Andrea Piergentili et ses collègues (2023)11, étudient les performances de l’IA et de la traduction automatique dans la transposition du langage inclusif d’une langue à l’autre. Constats actuels : si ces outils sont relativement performants, les résultats qu’ils produisent restent fortement influencés par les biais de genre qui caractérisent les corpus de données dont se nourrissent les machines et peinent à traduire correctement les formes inclusives ou neutres.

En traduction comme dans les autres domaines, l’IA ne peut toujours pas se passer d’un contrôle par un cerveau et une sensibilité humaines. Igor Facchini et Beth Hanley explorent quant à elleux la manière dont le langage inclusif, marqueur des revendications féministes ou des identités queer, est transposé par les interprètes de conférence dans le contexte des organisations internationales.

Connaissez-vous le langage clair ?

Enfin, si la langue inclusive nous passionne et représente un champ infini d’exploration et de créativité, c’est aussi parce qu’elle inclut la démarche du langage clair. Pour qui aurait besoin d’aller plus loin, vous trouverez plus d’infos dans notre newsletter de septembre 2024. Sinon, en bref, celui-ci vise à mieux communiquer à l’écrit en replaçant la personne destinataire au centre. Cela consiste à rédiger selon 4 critères :

  • Pertinent
  • Facile à trouver
  • Compréhensible
  • Utilisable

Le langage clair : pour qui ? Pour quoi ?

Le langage clair s’adresse à tout le monde en ce qu’il allège l’effort cognitif de la lecture-compréhension.

Outre la publication de la norme ISO24495 qui lui est consacrée (juin 2023), voyons quelle est l’actualité de la recherche sur le langage clair.

On pourrait se demander pourquoi changer ? C’est vrai, après tout la langue du droit est profondément ancrée dans les siècles passés. Voyons en 4 points quels sont les atouts du langage clair en droit. Les chercheuses et chercheurs mettent en lumière :

  • l’accès à la justice
  • l’avenir de la profession
  • la crédibilité de l’image professionnelle
  • une arme de persuasion en plaidoirie.

C’EST QUOI LE PROBLÈME, ALORS ?

La plus évidente des motivations est que la plupart des gens ne comprennent pas aisément les lois qui les régissent, les jugements qui les touchent ou les contrats qu’ils et elles signent, même lorsque ces textes sont rédigés dans leur langue maternelle, comme le souligne Stéphanie Roy dans son travail de chercheuse (2013)12. La deuxième motivation à adopter le langage clair en droit est que le manque de transparence et d’humanité favorise les litiges. L’image de la justice suscite la méfiance pouvant aller jusqu’au désengagement. Or, cela n’est pas un bon signe pour la démocratie. Un dernier point pour éclairer la problématique : nous devons distinguer le droit du langage juridique, car le langage n’est que le moyen de communication du droit. Par conséquent, le rôle de traduction des professionnel·les du droit préserve essentiellement la confusion.

Il est là le cœur du problème : la confusion ! Le rôle des métiers du droit devrait être de conseiller leur clientèle, pas de déchiffrer le jugement comme s’il était écrit dans une langue étrangère.

CONNAIT-ON LES COUPABLES ?

Voici deux coupables linguistiques identifiés par les conclusions de recherche. D’abord, les formules rituelles du droit, qui rappellent la nature hautement standardisée et conventionnelle du discours juridique parant ces textes d’une aura de solennité et de performativité, selon la formule d’Alice Krieg-Planque (2020)13.

Pensons par exemple à des formules comme :

  • « Faisant corps avec le dispositif et tous autres à déduire ou suppléer, même d’office, en application des dispositions des articles 12 et 16 du Code de procédure civile »
  • « dont acte »
  • « à ce qu’il n’en ignore »
  • « sous toute réserve »

très éloignées du langage courant.

Ensuite, la voix passive, qui place au centre les acteurs institutionnels et les objets du droit. Le positionnement des rédacteurs et rédactrices que reflète la voix discursive construite en français instaure une position d’autorité, alors que les textes anglais analysés par les équipes de recherche présentent davantage de solidarité avec le lectorat.

Exemples de voix passive d’autorité :

  • « L’État membre ne prend une décision au titre de l’article 11, paragraphes 1 ou 2, que si les modifications proposées ont été acceptées par la Commission. Toute décision de rejet adoptée par la Commission est motivée. »
  • « L’article 4 de la loi sur les médicaments se lit comme suit: ».

Quelles sont les pistes d’amélioration ?

Une meilleure compréhension des textes de droit favorise le respect des règles, c’est la conclusion que tire Manon Bouyé de son étude. Or il est possible de simplifier un texte sans perdre d’informations. Ce n’est pas parce qu’une formalité est exigée que l’acte ne peut pas être lisible et intelligible. Il conviendrait donc d’intégrer des formations en langage clair pour quiconque étudie le droit, des contrats modèles rédigés en langage clair et des améliorations à la clarté des lois sans les réviser en profondeur.

OUTILS ET MÉTRIQUES

Technologie oblige (eh non, vous n’y couperez pas !), l’analyse outillée des métriques pour prédire le niveau de complexité d’un texte permet de définir lesquelles sont pertinentes. Les conclusions de recherche de Manon Bouye (2022)14 font apparaitre que la métrique la plus efficace, en français comme en anglais, est… roulements de tambour : le score Flesch Reading Ease. Ce score analyse la longueur des mots et des phrases d’un texte. Plus le score est élevé, plus le texte est facile à comprendre. Un score de 0 à 30 est compréhensible par des universitaires spécialistes du domaine, un score de 90 à 100 est compréhensible par des élèves de cours moyen.

RESTE À SE FORMER, OUI MAIS…

Le travail d’Adeline Müller (2022)15 fait ressortir 2 freins à l’utilisation du langage clair :

  • un manque de formation
  • un manque de soutien des collègues.

et un double constat :

  • les guides de rédaction claire sont peu utilisés (on peut le regretter)
  • l’expertise se gagne par l’expérience de terrain.

Quand on se lance dans la rédaction en langage clair, on se focalise sur des détails au détriment du global. Et c’est bien normal au début ! Même en ayant conscience de l’importance de la macrostructure du texte, notre attention est attirée par des petits points agaçants. Mais que cela ne vous décourage pas : comme pour toute nouvelle pratique, ce sont des automatismes qui s’acquièrent progressivement.

En conclusion, rédiger clairement est un apprentissage de longue haleine.

Sources

  1. Moulton, J., Robinson, G. M., & Elias, C. (1978). Sex bias in language use: “Neutral” pronouns that aren’t. American Psychologist, 33(11), 1032–1036. https://doi.org/10.1037/0003-066X.33.11.1032 ↩︎
  2. Viennot, Eliane. 2018. Le langage inclusif : pourquoi, comment. xx-y-z. Donnemarie-Dontilly: Editions iXe. ↩︎
  3. Candea, Maria, et Laélia Véron. 2019. Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique. Paris: Editions La Découverte. ↩︎
  4. Abbou, Julie. 2022. Tenir sa langue. Le langage, lieu de lutte féministe. Éditions Les Pérégrines. ↩︎
  5. Brauer Markus. Un ministre peut-il tomber enceinte ? L’impact du générique masculin sur les représentations mentales. In: L’année psychologique. 2008 vol. 108, n°2. pp. 243-272. ↩︎
  6. Gygax, Pascal, Ute Gabriel, Oriane Sarrasin, Jane Oakhill, et Alan Garnham. 2008. « Generically intended, but specifically interpreted: When beauticians, musicians and mechanics are all men ». Language and Cognitive Processes 23 (avril). https://doi.org/10.1080/01690960701702035. ↩︎
  7. Coutant, Alice, Luca Greco, et Noémie Marignier. 2015. « Le chantier linguistique – Eléments pour une grammaire non binaire. Queer Week, 6 mars 2015 ». Billet. https://gsl.hypotheses.org/354 ↩︎
  8. Elmiger, Daniel. 2017. « Les genres récrits n° 2 ». GLAD!. Revue sur le langage, le genre, les sexualités, no 03 (octobre). http://journals.openedition.org/glad/880. ↩︎
  9. Alpheratz. 2018. « Français inclusif : conceptualisation et analyse linguistique ». Édité par F. Neveu, B. Harmegnies, L. Hriba, et S. Prévost. SHS Web of Conferences 46: 13003. https://doi.org/10.1051/shsconf/20184613003. ↩︎
  10. Goldschmidt, Fleur. 2024. Using Large Language Models to Translate Gender-Inclusive Language. Dublin City University (mémoire non publié à date) ↩︎
  11. Andrea Piergentili et al. 2023. Gender Neutralization for an Inclusive Machine Translation: from Theoretical Foundations to Open Challenges. In Proceedings of the First Workshop on Gender-Inclusive Translation Technologies, pages 71–83, Tampere, Finland. European Association for Machine Translation. ↩︎
  12. Roy, S. (2013), « Le langage clair en droit : pour une profession plus humaine, efficace, crédible et prospère ! », Les Cahiers de droit, 54(4), 975–1007. https://doi.org/10.7202/1020657ar ↩︎
  13. Alice Krieg-Planque. “Quand la communication publique travaille son expression : les administrations à la recherche d’un ‘langage clair’ ”. Politiques de communication, 2020, n°14, pp.3-34. ↩︎
  14. Manon Bouye. Le style clair en droit : étude comparative du discours juridique en anglais et en français, avant et après simplification. Le plain language dans la communication juridique avec le grand public. Linguistique. Université Paris Cité, 2022. Français. ↩︎
  15. Müller, A. & François, T. (2022). Pratiques de rédaction claire de rédacteurs fonctionnels en Belgique francophone. Discourse and Writing/Rédactologie, 32, 59–72. https://doi.org/10.31468/dwr.955 ↩︎